Chronique de voyage

Bogoroditsè Diévo

Kazan, 19 octobre 2018, dans le salon d’un restaurant proche de l’Université, le Chœur Pro Arte de Lausanne et le chœur Kappella de l’Université fédérale de Kazan partagent un succulent buffet et le plaisir de vivre ensemble un beau moment d’amitié, rivalisent d’enthousiasme (et parfois de brio!) dans une compétition spontanée de chants populaires russes et suisses, lorsque soudain, les choristes lausannois entament les premières mesures de Bogoroditsè Diévo, extrait des Vêpres de Rachmaninov. Il faudra une demi-seconde aux choristes de Kappella pour comprendre cet hommage à l’amitié et à l’accueil qu’ils nous ont réservés et se joindre à nous pour chanter cette œuvre magnifique de leur répertoire sacré. Les voix sombres des basses ou celles d’ange des sopranis nous accompagnent au milieu de la nuit.

Era, la directrice exigeante, douce et aimée du chœur Kappella, sautille de bonheur et peine à contenir ses larmes. Anastasia, elle, ne pense plus à retenir les siennes. Ce ne sont pas les premières, comme pour Aigun, Olga et Véronika qui nous ont accompagnés durant notre séjour à Kazan, et comme pour certains choristes, russes ou suisses, présents.

Ce Bogoroditsè Diévo chanté spontanément et avec une grande ferveur par les deux chœurs réunis, a été le point d’orgue de cette magnifique expérience. Mais que le chemin fut long pour en arriver là! Quelle drôle d’idée aussi d’aller chanter à Kazan, lointaine grande et belle cité de plus d’un million d’habitants, capitale du Tatarstan, République de la Fédération de Russie, autrefois à la tête d’un immense empire légué par Gengis Khan. A Kazan, deux peuples et deux langues officielles, tatar et russe, deux religions, islam et christianisme orthodoxe cohabitent en toute harmonie. Alors qu’en Suisse on interdit la construction de minarets et qu’on débat du port de la burka, en Russie on construit des mosquées, parfois somptueuses, entre deux églises orthodoxes et on se réjouit de vivre ensemble.

Kazan, ville historique et moderne avec ses innombrables bistros, cafés et restaurants, ses musées et galeries d’art moderne, son équipe Ak Bars de hockey championne de KHL et son immense université fédérale de 40’000 étudiants (le site internet https://kpfu.ru/ est en russe, tatar, anglais, français, allemand, espagnol, arabe, chinois et farsi pour ceux qui s’y intéressent) est l’image d’une Russie moderne, jeune, ouverte, confiante dans son avenir, mais aussi consciente des préjugés véhiculés en Occident. Chacun, en Russie, les considère comme injustice et mépris envers sa culture, son immense littérature, sa musique, sa peinture, sa science... Mais personne n’a oublié la prise de Moscou par Napoléon, la guerre menée en Crimée par la coalition de l’Empire ottoman, de la France et du Royaume-Uni, l’invasion et les massacres indicibles de la barbarie nazie. Ils savent que ce sont bien les 25 millions de morts soviétiques qui ont sauvé l’Europe. Et pourtant nul ressentiment, je l’avais déjà remarqué au mémorial de la bataille de Stalingrad, où, depuis 1964, sont jouées en boucle les Rêveries de Schumann.

Peu avant le Bogoroditsè Diévo, les deux chœurs unissant leur voix avaient donné un concert dans un auditoire de l’Université, interprétant la Messe pour deux chœurs de Frank Martin et Hymnes et Prières de Georgy Sviridov. Les craintes étaient grandes des deux côtés au début de la première répétition. Comment allaient se mélanger ces deux chœurs à la culture très différente, comment interpréter dans un même concert une œuvre russe et une œuvre suisse? Les chanteurs et chanteuses du chœur universitaire Kappella, un peu timides au début, ont vite fait la preuve de leurs grands talents. Nombre d’entre eux étudient la musique, sont en phase de bachelor ou de master en direction d’orchestre ou de chœur. Les aurions-nous sous-estimés? Et eux, en voyant entrer ces chanteuses et chanteurs, la plupart d’âge mûr, qui avaient fait le grand déplacement de Kazan, nous auraient-ils surestimés? L’interprétation commune de Bogoroditsè Diévo, spontanée et sans public, a donné la juste réponse à ces questions: nous étions bien ensemble et cela suffisait.

Texte de François Leresche